Journée d’étude
À quoi ressemblerait un monde décarboné ?
De la mise en récit à la mise en action des scénarios de transitions sociales, écologiques et politiques
Mardi 11 février 2025 // Nantes
Appel à communications académiques et professionnelles
Le monde académique, mais aussi la société civile, les entreprises et les pouvoirs publics font face à un dilemme devant l’accélération générale des dérèglements voire l’effondrement des écosystèmes naturels (Richardson, 2023). En effet, malgré la profusion de données chiffrées, de scénarios, d’alertes (GIEC pour le climat, IPBES pour la biodiversité, etc.) explicitant clairement la nécessité d’opérer des transitions fortes et rapides de nos systèmes socio-techniques (Dryzek & Pickering, 2018), la mise en (ré)action individuelle et collective pour enclencher l’accélération à grande échelle des transformations nécessaires (Acquier, Mayer et Valiorgue; 2024; Shott & Kanger, 2018) se fait encore attendre (GIEC, 2024). Cette “inaction” peut s’expliquer tant par des formes de “déni socialement organisé” (Nyberg & Wright, 2022) que par la nature-même de ces transformations complexes et multidimensionnelles (Geels et al., 2023), voire par un discours académique qui considère que la notion de transition est un leurre (Fressoz, 2024). Cette gageure tient du fait que cela implique de multiples acteurs aux intérêts souvent divergents, dans de nombreux systèmes tous fortement interconnectés. Cela se traduit par des transformations profondes et non linéaires auxquelles doivent faire face individus, organisations et institutions : l’accompagnement aux déclins de certains acteurs et infrastructures (Monnin, 2023) mais aussi à des formes de résistances aux changements de modes de vie (Chamaret, Guérineau et Mayer, 2023) ou de modèles de production (Aggeri, 2023) ainsi que des problèmes de coordination et de gouvernance multi-parties prenantes et multi-niveaux (local, national, global, sans oublier la nécessité de penser une nouvelle géopolitique de la guerre et de la paix (Charbonnier, 2024). Ces transformations impliquent des acteurs issus de régimes technopolitiques (Hecht, 2009; Bard et al., 2024) variés ou développant des imaginaires sociotechniques (Jasanoff & Kim, 2009) antagonistes qu’il faut donc réussir à aligner et mettre en action. Comment est-il possible alors d’aborder ces transformations complexes afin de les rendre audibles si ce n’est compréhensible ? Comment construire et faire émerger des objets ou artefacts permettant de rendre les transitions et transformations afférentes désirables ?
L’utilisation d’objets frontières (Star, 2010) que sont les scénarios semblent être une piste pertinente pour permettre de résoudre ces tensions : objets à la fois exploratoires et prescriptifs qui visent à construire des connaissances sur le futur, mais aussi à cadrer les débats en définissant des cibles à atteindre ainsi que les trajectoires pour y parvenir (Amer et al., 2013). Ils peuvent être qualitatifs, comme des récits, ou quantitatifs, comme des modèles.
De récents exercices de scénarisation (2021) en France, portés par l’ADEME, RTE ou encore négaWatt, ont proposé des scénarios et récits de la société française à horizon 2050, en lien avec la transformation des systèmes énergétiques au regard des enjeux de décarbonation. Si ces récits ne se basent pas sur les mêmes chiffres de consommation finale d’électricité, deux constats clairs ressortent de ces exercices prospectifs : l’électrification des usages d’une part et la baisse globale de consommation finale d’énergie d’autre part.
L’ADEME propose quatre scénarios reposant sur des modes de vie et des degrés de sobriété différents pour y parvenir, RTE propose six scénarios d’électrification des usages s’appuyant sur quatre piliers favorisant la décarbonation (développement du nouveau nucléaire, sobriété, efficacité thermique des bâtiment et développement des énergies renouvelables). Enfin, négaWatt propose un scénario construit principalement sur le développement fort des énergies renouvelables et la mise en place de politiques ambitieuses de sobriété/efficacité et la sortie du nucléaire. Ces scénarios avancent des jalons chiffrés montrant l’ampleur des changements à engager. Ils permettent à la fois de montrer que des trajectoires de transformation sont possibles, mais servent aussi de référentiel pour vérifier que le rythme et les objectifs sont tenus. Néanmoins, malgré leur forte médiatisation, ils semblent être très insuffisants pour mettre en mouvement la société.
Si les scénarios – souvent techniques et construits sur un ensemble d’hypothèses et de données chiffrées – semblent être des outils pertinents pour donner à voir la complexité des transitions à mener, peut-on réellement s’en servir pour construire des récits faisant appel à des visions de la transitions ou imaginaires différents (transitions justes, durables inclusives, etc.) ? Ces trajectoires chiffrées suffisent-elles pour permettre à la société de s’y projeter et de se les approprier comme des objectifs fédérateurs ?
Pierre Charbonnier (2023), philosophe de l’environnement, ouvre des pistes de réflexion en pointant du doigt, l’incapacité du monde académique et politique à ancrer dans l’imaginaire collectif les contours d’un monde décarboné, soutenable et surtout désirable. Les imaginaires se nourrissent davantage de récits que de chiffres. Si les récits sur les conditions et les leviers socio-économiques d’une décarbonation pacifiée manquent à l’appel, les scénarios catastrophes plus présents dans les imaginaires collectifs (ou médiatisés) dépeignant un monde où l’écologie menace croissance, emplois et État Providence. La possibilité d’un monde décarboné demeure ainsi toujours abstraite et lointaine.
L’objectif de cette journée d’étude est d’apporter un début de réponse à ces carences en proposant des solutions en termes de méthodologies ou d’hypothèses sous-jacentes aux scénarios technicoéconomiques exposés par les organisations produisant des scénarios, qu’elles soient publique, privée ou associative (ADEME, négaWatt, RTE, EDF, GRTGaz, ministères, agences publiques, EPCI, métropole, agence d’urbanisme, cabinet de conseil, think tank, etc.) dans les domaines de l’énergie, mais aussi dans d’autres domaines dont la décarbonatation est un enjeu important (agriculture, transport, industrie, tourisme, etc.) Les communications pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants :
Axe 1. Les controverses socio-techniques dans les scénarios de transition
– Quels dilemmes ou controverses émergent des différentes voies de décarbonation explorées dans les scénarios de transition (ex : nucléaire, sobriété, technologies “vertes”, métaux rares…) ? Comment s’expriment-ils à différentes échelles (locales, nationales ou globales) et dans différents secteurs et filières ?
– Quels défis scientifiques, mais aussi éthiques et moraux, ces controverses soulèvent-elles dans les exercices de scénarisation et de prospective ?
– Comment mettre en débat ces controverses socio-techniques ? Avec quels acteurs ? Quels sont les espaces et les formes appropriées de discussion et de négociation ?
Axe 2. (Re)penser la société dans les récits de transition : ordre géopolitique, modèle socio-économique et normes culturelles
2.1. Ordre géopolitique :
– Comment repenser les relations internationales dans un monde où le commerce international n’est plus son fondement principal ni vecteur de pacification ?
– Quelles sont les voies de négociation internationale des inconvénients à court terme de la décarbonation ?
2.2. Modèle socio-économique :
– Comment réconcilier justice sociale et justice climatique dans l’élaboration des récits de transition ? Quels mécanismes de répartition des coûts, des efforts et des conséquences de la transition écologique peuvent être envisagés ?
– Quels modèles économiques permettent de sortir des dissonances entre l’injonction à la croissance d’une part, et les ambitions de réduire l’impact anthropique d’autre part ?
– Comment mieux appréhender les co-bénéfices qu’impliquent la décarbonation, mais aussi leur redistribution ?
2.3. Normes culturelles
– Comment les “guerres culturelles” du présent s’expriment-elles dans les récits de transition ? Comment les divergences – voire les luttes – entre catégories sociales sont-elles appréhendées (maintenues, creusées, estompées) dans ces récits ?
– En quoi les récits de transition interpellent-ils les valeurs fondamentales et morales qui structurent nos sociétés actuelles (rapport à la nature, à autrui, à la liberté, à la propriété, à l’autorité, à la vie, etc.) ? Quelles nouvelles normes culturelles proposent-ils ?
– Comment définir des modes de vie et de consommation “écologiques” tenant compte des diversités culturelles, des inégalités sociales, et en particulier des réalités souvent invisibilisées des classes populaires ?
Axe 3. Fiction, créativité, rigueur scientifique quels fondements méthodologiques pour construire et incarner des scénarios prospectifs ?
– Comment concilier, au sein d’un même exercice prospectif, des méthodes assumant pleinement leur subjectivité (créativité, débat citoyen, fiction,…) avec des méthodes visant une certaine “objectivité” (modélisations mathématiques, recherche de “neutralité”,…) ?
– Sur quels critères s’appuyer pour évaluer des scénarios prospectifs ?
– Comment mobiliser les sciences humaines et sociales en amont ou en aval de l’élaboration de scénarios technico-économiques de transitions ?
– Quelles innovations en termes de méthodes et d’outils prospectifs ?
– En quoi la prospective transforme-t-elle les postures d“expert” vs. “profane” ? Quelles compétences collectives la prospective convoque et produit-elle ?
Axe 4. Les pratiques de mobilisation et de mise en action des scénarios
– Comment les scénarios de transition sont-ils mobilisés par les acteurs institutionnels (politiques, entreprises, médias, ONG, citoyens…) ?
– Quelles sont les “trajectoires” des scénarios de transition : que deviennent-ils après leur publication (traduction, politisation, instrumentalisation, etc.) ? Quels effets produisent-ils ?
– Comment appréhender le pouvoir “performatif” d’un scénario de transition ?
– Quels sont les freins et leviers pour mettre en action les récits portés par les scénarios de transition?
Calendrier
Lundi 16 décembre 2024 : Date limite de l’envoi des résumés (1500 signes, espaces compris)
Vendredi 20 décembre 2024 : Publication de la liste des propositions retenues
Lundi 3 février 2025 : Envoi des textes des communications (10 000 à 20 000 signes, espaces
compris)
Mardi 11 février 2025 : Journée d’étude et de restitution à l’Université de Nantes
Comité scientifique : Mathias Guérineau (LEMNA, Nantes Université), Madeleine Laborde (RTE), Julie Mayer (CREM, Université de Rennes), Barbara Nicoloso (Virage Énergie), Stéphanie Tillement (LEMNA, IMT Atlantique), Renan Viguié (CEMMC, Bordeaux Montaigne)
Soumission des résumés et communications : madeleine.laborde@rte-france.com ; mathias.guerineau@univ-nantes.fr
Cet appel à communication s’adresse aux enseignants, chercheurs, membres du monde associatif, salariés du privé et de la fonction publique